CHAPITRE VII
Dans la chambre mortuaire, dont on avait soigneusement fermé la porte, Hugh Beringar et frère Cadfael se tenaient à côté du corps de Gilbert Prestcote et, repoussant la couverture et le drap, avaient découvert la poitrine creuse. Ils avaient apporté des lampes qu’ils avaient disposées tout près, où elles éclaireraient parfaitement le visage du défunt. Cadfael se saisit de la petite lampe dans sa soucoupe et la promena lentement au-dessus de la barbe grise, de la bouche et des narines marquées pour les regarder sous tous les angles et déceler le moindre grain de poussière ou le moindre fil.
— Même si un homme est très faible et même s’il dort profondément, il se défend du mieux qu’il peut contre l’étouffement, et quoi qu’on lui presse sur le visage, à moins qu’il ne s’agisse de quelque chose de trop dur et lisse pour laisser une trace, il essaiera de respirer. Et c’est ce qu’il a fait, lui aussi. Vous ne distinguez pas une couleur ici ? demanda-t-il, désignant les poils fins des narines dilatées, susceptibles de retenir des fibres minuscules de tissu.
Un imperceptible courant d’air fit frémir quelque chose d’aussi ténu qu’un fil de la vierge dont la lumière révéla la couleur.
— Du bleu, dit Hugh. Le bleu est une teinture délicate et chère, et il n’y en a pas dans ces couvertures.
— Regardons-y de plus près, murmura Cadfael et il avança une petite pince dont il se servait pour extraire les échardes et autres épines des doigts de travailleurs imprudents, pour se saisir d’un filament presque trop fin pour qu’on le voie bien. Quand il apparut à la lumière, cependant, il était accompagné de deux à trois autres petits fils qui vivaient de la vie souple de la laine.
— Ne respirez pas avant que j’aie pu mettre cet indice en sûreté, sinon il va s’envoler, dit Cadfael.
Il avait apporté un de ses récipients où il rangeait les pastilles qu’il avait découpées et séchées ; il s’agissait d’une petite boîte de bois poli, presque noire, et sur cette surface sombre et lisse, le brin de laine brilla d’une belle couleur bleue éclatante. Il referma soigneusement le couvercle sur sa prise et se servit de nouveau de ses pincettes. Hugh promena la lampe pour qu’elle éclaire le mince filament sous un autre angle, et il y eut un bref éclat rouge pâle et doux, comme celui des roses à la fin de l’été quand elles commencent à peine à se faner. Puis il disparut très vite. Mais la lampe se chargea de le retrouver. A peine deux filaments ténus et bouclés parmi ceux, nombreux, qui avaient servi à fabriquer la laine à partir de laquelle on avait confectionné ce tissu, mais la laine porte remarquablement les couleurs.
— Du bleu et du rose. Deux couleurs précieuses, dont on ne sert pas pour les couvertures d’un lit.
Cadfael, après deux ou trois tentatives infructueuses, réussit à s’emparer de cet objet impalpable et le joignit au fil bleu. La lumière, braquée, ne permit pas de déceler d’autres traces semblables dans les narines du mort.
— Bon, mais il portait aussi la barbe. Voyons un peu !
Il y avait un filament bleu très apparent dans la barbe grisonnante dont Cadfael se saisit avant de peigner soigneusement les poils pour voir s’il n’y avait rien d’autre. Quand il secoua dans sa boîte la poussière et les poils pris dans son peigne, deux ou trois points lumineux brillèrent avant de disparaître, comme des grains de poussière dans un rayon de soleil. Il secoua la boîte dans tous les sens pour les retrouver, car ils redevenaient invisibles dès que la lumière ne les accrochait plus, et il fut récompensé par une seule étincelle d’or. C’est entre les dents serrées qu’il trouva ce qu’il cherchait. Un fil s’était détaché, trop vieux ou usé pour opposer quelque résistance, et dans le spasme de la mort les mâchoires contractées l’avaient emprisonné. Cadfael le dégagea et l’amena à la lumière au bout de ses pincettes. Le fil d’or qui avait répandu ces paillettes invisibles et scintillantes avait la longueur d’une phalange et brillait de tout son éclat à la lueur de la lampe.
— Voilà qui vaut cher ! s’exclama Cadfael, l’enfermant soigneusement dans sa boîte. Une mort de prince ! Étouffé par un tissu de bonne laine brodée de fil d’or ! Tapisserie ? Nappe d’autel ? Robe de dame en brocart ? Morceau de vêtement de cérémonie usagé ? En tout cas, Hugh, rien qui se trouve ici à l’infirmerie. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais quelqu’un l’a apporté avec lui.
— Oui, on dirait bien, acquiesça Hugh, le visage sombre.
Ils ne trouvèrent rien d’autre, mais ce qu’ils avaient découvert était passablement étrange.
— Où est-il donc, ce tissu avec lequel on l’a étouffé, demanda Cadfael, tout agité. Et où est passée l’épingle qui fermait le manteau d’Einon ab Ithel ?
— Occupez-vous du tissu, suggéra Hugh, puisque ce genre de chose pourrait fort bien se trouver à l’intérieur des murs de l’abbaye. Moi, je chercherai l’épingle. Il me reste encore à interroger et à fouiller de fond en comble les six Gallois de l’escorte et Eliud. Si ça ne donne rien, on s’efforcera de tout passer ici au peigne fin. Si ce qu’on cherche est là, on mettra la main dessus.
Ils cherchèrent donc, Cadfael un morceau de tissu, n’importe lequel susceptible de présenter les riches couleurs et le fil d’or et Hugh, l’épingle d’or. Avec la bénédiction de l’abbé et l’aide de Robert, le prieur, qui connaissait à fond toutes les richesses de la maison et en montrait orgueilleusement les trésors, Cadfael examina tout ce que l’abbaye possédait en matière de tentures, de tapisseries et autres linges d’autel, mais il ne trouva rien qui correspondît aux filaments frémissants qu’il avait apportés. Les nuances de couleurs sont d’une exactitude rigoureuse. Ce rose et ce bleu n’avaient pas d’équivalents ici.
Hugh, quant à lui, fouilla entièrement les vêtements et le harnachement des Gallois qui s’étaient retrouvés prisonniers à cause de ce meurtre et le prieur, bien qu’a contrecoeur, autorisa Hugh à étendre ses recherches jusque dans les cellules des moines et des novices, et même les affaires des enfants ne furent pas épargnées, car ces derniers peuvent être tentés par un objet qui brille, sans se rendre compte de la gravité de leur geste. Mais ils ne trouvèrent trace nulle part de l’ancienne épingle d’or qui avait tenu bien fermé le col du manteau d’Einon ab Ithel pour protéger Gilbert Prestcote contre le vent mauvais.
C’était à présent la fin de la journée et le soir commençait à tomber, mais après vêpres et le souper, Cadfael recommença à chercher. Les occupants de l’infirmerie étaient tout disposés à parler ; ils n’avaient pas tous les jours un sujet aussi passionnant à discuter. Cependant ni Edmond ni Cadfael n’en tirèrent de renseignements intéressants. Ce qui était arrivé s’était passé durant la demi-heure pendant laquelle les religieux étaient en train de dîner au réfectoire et, à cette heure, les malades, à l’infirmerie, avaient déjà pris leur repas et dormaient d’habitude. Il y en avait un cependant qui, cloué au lit, dormait beaucoup à n’importe quel moment ; peut-être était-il resté éveillé quand s’était produit quelque chose qui sortait de l’ordinaire.
— Pour ce qui est de voir, avoua frère Rhys, mélancolique, je ne saurais t’être plus utile qu’à moi-même, mon frère. Je reconnais si quelqu’un passe près de moi, et je sais de qui il s’agit, je distingue le jour de la nuit, mais c’est à peu près tout. Mais je me permets d’affirmer que mon ouïe est devenue plus fine quand j’ai commencé à perdre la vue. Et maintenant que tu me demandes si je me rappelle quoi que ce soit, je me souviens avoir entendu la porte de la chambre d’en face, celle qu’occupait le shérif, s’ouvrir deux fois. Tu sais qu’elle grince en s’ouvrant, mais pas en se fermant.
— Donc quelqu’un est entré ou a, au moins, ouvert la porte. Qu’as-tu entendu d’autre ? Un bruit de voix ?
— Non, mais j’ai entendu le claquement d’un bâton très légèrement – et puis la porte a grincé. J’ai supposé qu’il s’agissait de frère Wilfrid qui donne un coup de main ici quand on en a besoin, c’est le seul d’entre nous qui marche avec un bâton, car il est infirme depuis son adolescence.
— Il est entré ?
— Tu ferais mieux de le lui demander toi-même, moi, je l’ignore. Tout a été calme un moment, et puis je l’ai entendu repartir vers la sortie avec son bâton. Peut-être qu’il s’est contenté d’entrouvrir la porte pour jeter un coup d’oeil et voir si tout allait bien.
— Il a dû refermer la porte derrière lui, remarqua Cadfael, sinon tu ne l’aurais pas entendue grincer de nouveau la seconde fois. Quand frère Wilfrid est-il passé faire cette visite ?
Mais frère Rhys n’avait guère la notion du temps. Il secoua la tête et réfléchit.
— Je me suis assoupi après avoir dîné, ça oui. Mais combien de temps ? Je n’en n’ai aucune idée. Attends, les autres devaient être encore au réfectoire, car frère Edmond n’est revenu que plus tard.
— Et la seconde fois ?
— Un petit peu après, je dirais, peut-être un quart d’heure. La porte a grincé de nouveau. Je ne sais pas qui c’était, mais il avait un pas léger, je l’ai juste entendu poser le pied sur le seuil, puis plus rien. La porte n’a pas fait de bruit. Il l’a tirée peut-être, je ne sais pas combien de temps il est resté là-dedans, mais d’après moi, il est entré. Frère Wilfrid avait peut-être une bonne raison de venir voir si tout était en ordre mais, de sa part, ça m’étonnerait.
— Combien de temps est-il resté dans la chambre ? Qu’est-ce que tu en penses ? Tu l’as entendu repartir ?
— Je m’étais assoupi de nouveau, admit Rhys à regret. Je ne saurais te dire. Et il marchait si doucement, c’était quelqu’un de jeune.
Le second aurait pu être Elis, car il n’avait pas échangé un Seul mot avec Edmond quand celui-ci était entré après lui et l’avait fait sortir, et Edmond, habité de longue date à circuler parmi les malades marchait aussi silencieusement qu’un chat. A moins qu’il ne se fût agi de quelqu’un d’autre, d’un inconnu qui était venu et reparti, son oeuvre de mort accomplie, avant même l’arrivée d’Elis dont la venue était parfaitement inoffensive, selon ses dires.
Entre-temps, ça ne coûtait rien de vérifier si frère Wilfrid avait vraiment été de garde à ce moment, car Cadfael n’avait pas compté les religieux qui dînaient au réfectoire, ni remarqué qui était présent on non. Il avait autre chose en tête.
— Est-ce que quelqu’un d’ici a quitté cette pièce pendant tout ce temps ? Frère Maurice, par exemple, ne dort généralement pas beaucoup pendant la journée, et quand les autres dorment, il est peut-être un peu nerveux, faute de compagnie.
— Personne n’est allé vers la porte pendant que je somnolais, pas assez profondément pour ne pas me réveiller si l’un d’eux l’avait fait.
C’était peut-être vrai, mais il était difficile de prendre cela pour argent comptant. L’homme était cependant sûr de ce qu’il avait entendu. La porte avait grincé deux fois en s’ouvrant suffisamment pour permettre à quelqu’un d’entrer.
Frère Maurice était venu s’expliquer sans même qu’on lui eût posé la moindre question dès qu’on avait mentionné la mort du shérif, et dorénavant ce serait la même chose chaque jour jusqu’à ce qu’on connaisse la vérité et que l’oubli retombe sur cette affaire sensationnelle. Edmond vint faire son rapport à Cadfael après complies, pendant la demi-heure de repos précédant le coucher.
— J’ai fait dire des prières pour le repos de son âme et prévenu chacun que demain nous célébrerions une messe pour lui, car c’était un homme honorable qui est mort ici, parmi nous, et qui s’était toujours montré généreux envers notre maison. Mais voilà que Maurice vient vers moi et me dit tout net qu’il est tout disposé à prier pour le salut de cet homme qui a enfin payé toutes ses dettes et que la justice divine s’est manifestée. Je lui ai demandé quelle main s’en était chargée, puisqu’il avait l’air d’en savoir long, dit Edmond, avec une amertume dont il faisait rarement preuve, et une résignation encore plus grande, et il m’a repris car je semblais douter que ce fût la main de Dieu ! Parfois je me demande si les troubles dont il souffre sont un malheur ou de la ruse. Mais essaie donc de le coincer, et il te glisse à chaque fois entre les doigts. Il est sûrement très satisfait de cette mort. Dieu nous pardonne nos erreurs, et surtout celles dans lesquelles nous tombons sans le savoir.
— Amen ! s’exclama Cadfael du fond du coeur. N’oublions pas qu’il est solide, capable et qu’il a toujours raison, même s’il s’agit de tuer. Mais où aurait-il été dénicher un tissu pareil à celui auquel je pense ? Au fait, as-tu autorisé frère Wilfrid à surveiller l’infirmerie pendant que vous êtes allés dîner au réfectoire ?
— Eh non, hélas ! reconnut tristement Edmond. Peut-être alors ce malheur ne serait-il pas arrivé. Non, Wilfrid dînait avec nous, tu ne l’as pas remarqué ? Ah si seulement j’avais laissé quelqu’un de garde, comme je le regrette ! Mais c’est facile de se dire ça après – qui aurait pu supposer qu’un meurtrier se glisserait parmi nous et déchaînerait tant d’ennuis ? Rien ne me permettait d’imaginer une chose pareille.
— Rien, en effet, acquiesça Cadfael, et il réfléchit, la mine sombre. Donc, Wilfrid n’a rien à voir dans tout ça. Qui d’autre parmi nous marche avec un bâton ? Personne, à ma connaissance.
— Anion se sert encore d’une béquille, signala Edmond. Certes il n’en a pratiquement plus besoin. Il ne se traîne pas avec, il vole. Mais pour le moment, il en a pris l’habitude, après tout ce temps. Pourquoi ? Tu cherches quelqu’un qui a besoin d’un soutien ?
« Il y a quand même quelque chose de bizarre, songea Cadfael, fatigué, en se mettant enfin au lit. Frère Rhys, entendant le claquement d’un bâton, en cherche uniquement la source parmi nos frères et moi, en allant faire un tour à l’infirmerie, je ne me préoccupe que des autres moines, sans prêter le moindre intérêt à quiconque ne fait pas partie de notre communauté, y compris quelqu’un que j’ai précisément sous les yeux. » Car il ne constatait qu’à l’instant que, lorsque Edmond et lui-même étaient entrés dans la grande salle où l’on se préparait déjà pour la nuit, quelqu’un de plus jeune et de plus actif s’était levé du coin où il se tenait et était parti sans faire de bruit par la porte menant à la chapelle ; le bout renforcé de cuir de sa béquille pesait si peu sur les dalles qu’il paraissait en avoir à peine besoin, et il aurait aussi bien pu l’emmener avec lui par habitude, comme disait Edmond, ou bien pour éviter qu’on la remarquât.
Bon, Anion devrait attendre jusqu’au lendemain. Il était trop tard cette nuit-là pour troubler le repos des malades et des vieillards.
Dans une cellule du château, derrière une porte fermée à clé, Elis et Eliud partageaient un lit pas plus dur que bien d’autres qu’ils avaient partagés avant, quand ils dormaient comme des bébés et se moquaient du tiers comme du quart. Aujourd’hui cependant, les soucis ne manquaient pas. Elis était étendu à plat ventre, certain que sa vie était finie, qu’il n’aimerait personne d’autre, qu’il ne lui restait rien, même s’il échappait vivant à ce piège, que la seule solution donc était de partir à la croisade, de se faire tonsurer, ou d’entreprendre, pieds nus, un pèlerinage en Terre sainte d’où il ne reviendrait probablement jamais. Étendu derrière lui, Eliud souffrait patiemment le martyre. Il avait passé un bras sur les épaules crispées, qui rejetaient tout le monde et il essayait de le réconforter alors qu’il était lui-même au désespoir. Son cousin et ami avait la vie bien trop chevillée au corps pour mourir d’aimer ou succomber au chagrin parce qu’on l’avait accusé d’une infamie dont il était innocent. Mais si sa souffrance était guérissable, elle ne l’en ravageait pas moins, en ce moment, au plus haut degré.
— Elle ne m’a jamais aimé, se lamentait Elis, frissonnant et tendu sous le bras d’Eliud. Sinon, elle m’aurait fait confiance, elle ne se serait pas trompée à ce point sur moi. Si elle m’avait vraiment aimé, comment aurait-elle pu me croire coupable d’un meurtre ?
Il était aussi indigné que s’il n’avait jamais juré, dans ses transports amoureux, d’en commettre un. Un meurtre ou n’importe quoi.
— La mort de son père a été un choc terrible, objecta fermement Eliud. Comment peux-tu lui demander d’être impartiale envers toi ? Attends un peu, laisse-lui du temps. Si elle t’a aimé, elle t’aime toujours. Tu lui demandes de choisir, la pauvre. Mais c’est pour elle que tu devrais te faire du souci. Tu ne m’as pas dit toi-même qu’elle se croit responsable de cette mort ? Toi, tu es innocent, et on le prouvera.
— Non, je l’ai perdue, elle ne me laissera plus jamais l’approcher, elle ne croira plus jamais rien de ce que je lui dirai.
— Mais si, car on finira bien par savoir que tu es innocent. Je te jure que si. Un jour ou l’autre, on connaîtra la vérité, ce n’est pas possible autrement.
— Si elle refuse de revenir vers moi, affirma Elis, la tête enfouie dans ses bras, j’en mourrai !
— Tu ne mourras pas, et elle ne refusera pas de revenir vers toi, promit Eliud, désespéré. Maintenant tais-toi et dors !
Il avança la main pour moucher la flamme vacillante de leur petite lampe. Il savait quand le corps auprès duquel il avait si souvent dormi depuis leur enfance était crispé et quand il était en repos. Il savait aussi que le sommeil pesait déjà sur les paupières douloureuses d’Elis. Il y a des gens qui renaissent à chaque aube pour redécouvrir leurs peines. Eliud n’était pas de ceux-là. Il ressassa ses soucis, sans dormir, jusqu’au petit matin. Le premier d’entre eux avait déjà sombré dans l’abîme du sommeil sous son bras protecteur.